IPHIGÉNIEIPHIGENIA
Jean Racinetrans. Brian Cole
Acte I, Scène 1 - AGAMEMNON, ARCAS

AGAMEMNON

Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille.
Viens, reconnois la voix qui frappe ton oreille.

ARCAS
C'est vous-même, Seigneur! Quel important besoin
Vous a fait devancer l'aurore de si loin?
À peine un foible jour vous éclaire et me guide.
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l'Aulide.
Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit?
Les vents nous auroient-ils exaucés cette nuit?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.

AGAMEMNON
Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l'état obscur où les Dieux l'ont caché!

ARCAS
Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret outrage
Les Dieux, à vos desirs toujours si complaisants,
Vous font-ils méconnoitre et haïr leurs présents?
Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
Vous possédez des Grecs la plus riche contrée.
Du sang de Jupiter issu de tous cotés,
L'hymen vous lie encore aux Dieux dont vous sortez.
Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles,
Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt rois,
N'attendent que les vents pour partir sous vos lois?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes;
Ces vents, depuis trois mois enchaînés sur nos têtes,
D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.
Mais parmi tant d’honneurs, vous êtes homme enfin:
Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
Bientôt ... Mais quels malheurs dans ce billet tracés
Vous arrachent, Seigneur, les pleurs que vous versez?
Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie?
Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie?
Qu'est-ce qu'on vous écrit? Daignez m'en avertir.

AGAMEMNON
Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir.

ARCAS
Seigneur ...

AGAMEMNON
Tu vois mon trouble; apprends ce qui le cause,
Et juge s'il est temps, ami, que je repose.
Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés
Nos vaisseaux par les vents sembloient être appelés.
Nous partions; et déjà par mille cris de joie
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport:
Le vent qui nous flattoit nous laissa dans le port.
Il fallut s'arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
Vers la divinité qu'on adore en ces lieux.
Suivi de Ménélas, de Nestor, et d'Ulysse,
J'offris sur ses autels un secret sacrifice.
Queue fut sa réponse! et quel devins-je, Arcas,
Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas!
"Vous armez contre Troie une puissance vaine,
Si dans un sacrifice auguste et solennel
Une fille du sang d'Hélène
De Diane en ces lieux n'ensanglante l'autel.
Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,
Sacrifiez Iphigénie."

ARCAS
Votre fille!

AGAMEMNON
Surpris, comme tu peux penser,
Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.
Je demeurai sans voix, et n'en repris l’usage
Que par mille sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les Dieux, et sans plus rien ouïr,
Fis voeu sur leurs autels de leur désobéir.
Que n'en croyois-je alors ma tendresse alarmée?
Je voulois sur-le-champ congédier l'armée.
Ulysse en apparence approuvait mes discours,
De ce premier torrent laissa passer le cours.
Mais bientôt rappelant sa cruelle industrie,
Il me représenta l'honneur et la patrie,
Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis,
Et l'empire d’Asie à la Grèce promis:
De quel front immolant tout l’état à ma fille,
Roi sans gloire, j'irois vieillir dans ma famille!
Moi-même (je l'avoue avec quelque pudeur),
Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,
Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce,
Chatouilloient de mon coeur l'orgueilleuse faiblesse.
Pour comble de malheur, les Dieux toutes les nuits,
Dès qu'un léger sommeil suspendoit mes ennuis,
Vengeant de leurs autels le sanglant privilège,
Me venoient reprocher ma pitié sacrilège,
Et présentant la foudre à mon esprit confus.
Le bras déjà levé, menaçoient mes refus.
Je me rendis, Arcas; et vaincu par Ulysse,
De ma fille, en pleurant, j'ordonnai le supplice.
Mais des bras d'une mère il falloit l'arracher.
Quel funeste artifice il me fallut chercher!
D'Achille, qui l'aimoit, j'empruntai le langage.
J'écrivis en Argos, pour hâter ce voyage,
Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,
Vouloit revoir ma fille, et partir son époux.

ARCAS
Et ne craignez-vous point l'impatient Achille?
Avez-vous prétendu que, muet et tranquille,
Ce héros, qu'armera l'amour et la raison,
Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom?
Verra-t-il à ses yeux son amante immolée?

AGAMEMNON
Achille étoit absent; et son père Pélée,
D'un voisin ennemi redoutant les efforts,
L'avoit, tu t'en souviens, rappelé de ces bords;
Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,
Auroit dû plus longtemps prolonger son absence.
Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent?
Achille va combattre, et triomphe en courant;
Et ce vainqueur, suivant de près sa renommé,
Hier avec la nuit arriva dans l'armée.
Mais des noeuds plus puissants me retiennent le bras.
Ma fille, qui s'approche, et court à son trépas;
Qui loin de soupçonner un arrêt si sévère,
Peut-etre s'applaudit des bontés de son père;
Ma fille ... Ce nom seul, dont les droits sont si saints,
Sa jeunesse, mon sang, n'est pas ce que je plains.
Je plains mille vertus, une amour mutuelle,
Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,
Un respect qu'en son coeur rien ne peut balancer,
Et que j'avois promis de mieux récompenser.
Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice
Approuve la fureur de ce noir sacrifice.
Tes oracles sans doute ont voulu m'éprouver;
Et tu me punirois si j'osois l'achever.
Arcas, je t'ai choisi pour cette confidence:
Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.
La Reine, qui dans Sparte avoit connu ta foi,
T'a placé dans le rang que tu tiens près de moi.
Prends cette lettre, cours au-devant de la Reine,
Et suis, sans t'arręter, le chemin de Mycène.
Dès que tu la verras, défends-lui d'avancer,
Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.
Mais ne t'écarte point: prends un fidèle guide.
Si ma fille une fois met le pied dans Aulide,
Elle est morte. Calchas, qui l'attend en ces lieux,
Fera taire nos pleurs, fera parler les Dieux;
Et la religion, contre nous irrititée,
Par les timides Grecs sera seule écoutée.
Ceux même dont ma gloire aigrit l'ambition
Réveilleront leur brigue et leur préention,
M'arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse ...
Va, dis-je, sauve-la de ma propre foiblesse.
Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,
Découvrir à ses yeux mon funeste secret.
Que, s'il se peut, ma fille, à jamais abusée,
Ignore à quel péril je l'avois exposée.
D'une mère en fureur épargne-moi les cris;
Et que ta voix s'accorde avec ce que j'écris.
Pour renvoyer la fille, et la mère offensée,
Je leur écris qu'Achille a changé de pensée,
Et qu'il veut désormais jusques à son retour
Différer cet hymen que pressoit son amour.
Ajoute, tu le peux, que des froideurs d'Achille
On accuse en secret cette jeune Ériphile
Que lui-même captive amena de Lesbos
Et qu'auprès de ma fille on garde dans Argos.
C'est leur en dire assez: le reste, il le faut taire.
Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire;
Déjà même l'on entre, et j'entends quelque bruit.
C'est Achille. Va, pars. Dieux! Ulysse le suit.
Act I, Scene 1 - AGAMEMNON, ARCAS

AGAMEMNON

Here is Agamemnon, wake! You know
My voice! Your king commands you, wake up now!

ARCAS
It’s you, my lord! But what can be so grave
To bring you here so long before the dawn?
There’s hardly any light to let me see.
In Aulis only you and I are awake -
Maybe you heard some noises in the air?
Is it tonight the winds have heard our prayer?
But winds, the army and the sea are asleep.

AGAMEMNON
How happy is he who wants no more than he has,
And free of the royal yoke that weighs me down
Can live unnoticed where the Gods decide!

ARCAS
Since when, my lord, do you speak in this way?
With all your honours, what untold offence
Has made the Gods, who always favoured you,
Now give you presents you reject and hate?
A father, happy husband, Atreus' son,
And King, you own the richest lands in Greece.
With many ties of blood to Jupiter,
You've further marriage links to gods, your sires.
And young Achilles, praised by many oracles,
Achilles to whom the heavens promise marvels,
Woos your daughter, plans to light the fires
For a royal wedding in the flames of Troy.
What glory, Lord, what triumphs could compare
With that proud sight that these shores spread before you,
All these thousand vessels, twenty kings,
That only wait for wind to sail with you?
It's true that this long calm delays your triumphs;
These winds chained up, that three long months have kept
Us here, too long have blocked your way to Troy.
But with all honours you are still a man,
And while you live the ever-changing Fates
Have never promised unmixed happiness.
And soon ... But what bad news does this note bring,
My lord, and cause the welling tears you shed?
Will death take your Orestes from his crib?
Do you weep for Clytemnestra, Iphigenia?
What's in the note? Be gracious - let me know.

AGAMEMNON
No, no, you shall not die, I can't agree.

ARCAS
My lord ...

AGAMEMNON
You see my grief, now hear the cause
My friend, and judge if now it's time I rest.
Recall the day when all our ships in Aulis
Seemed to be encouraged by the winds.
So we were off, a thousand joyful cries
Now threatened from afar the shores of Troy.
A shocking wonder silenced all this joy:
The wind that favoured us left us in port.
We had to stop - our useless oars in vain
Could only strive against a tideless sea.
This miracle directed my attention
To the god they worship in this place.
With Menelaus, Ulysses and Nestor
I made a secret sacrifice to him.
What a reply he gave! Imagine, Arcas,
The power of these words that Calchas spoke!
"Your arms will have no victory over Troy
Unless in stately solemn sacrifice
A daughter of the blood of Helen
Sheds her blood on Diana's altar here.
To have the winds the gods deny you now
Iphigenia must be sacrificed."

ARCAS
Your daughter!

AGAMEMNON
You can see I was surprised,
And in my body blood turned into ice.
I had no voice - it only came back when
A thousand sobs had cleared my tightened throat.
I blamed the Gods and, not prepared to listen,
At their altars vowed to disobey.
Why could I not believe my fearful love?
I wanted to dismiss the army then.
Ulysses feigned agreement with my words
And let my angry torrent spend its force,
But soon recalled his cruel cunning and
He spoke of honour and of patriotism,
Of all these men, these kings, who followed me,
And of the Asian empire pledged to Greece;
How could I put my girl before my nation?
Dishonoured King, I would grow old at home!
And for myself, (I am ashamed to admit),
Seduced by power and full of self-importance,
Names like king of kings and lord of Greece
Caressed the prideful weakness of my heart.
To increase my distress, each night the Gods,
As soon as some light sleep gave me relief,
Avenged the bloody title of their altars,
Blamed my pity as a sacrilege,
In my bewildered state their thunderbolts
Already threatened to enforce their will.
I yielded, Arcas; Ulysses had won,
And weeping, I ordained the sacrifice.
But from her mother's arms we had to tear her.
What a deadly trick I had to find!
Achilles loved her, and I used his words.
I wrote to Argos, urging her to come,
And said that warrior, keen to sail with us,
Wished first to have my daughter as his wife.

ARCAS
But don't you fear the anger of Achilles?
Did you think that hero, armed with love
And reason, would stay dumb, let you abuse
His name to bring your daughter to her death,
And see her sacrificed before his eyes.

AGAMEMNON
Achilles was away; his father Peleus,
Fearing an attack from neighbouring foes,
Had called him home to help, you may recall.
And then it seemed most likely that this war
Would keep him for a long time from our camp.
But who can stem that torrent in his course?
Achilles goes to war and wins at speed;
This victor, following after his renown,
Arrived last night to join our host again.
But more important reasons held me back:
My daughter, coming here to meet her death,
And far from thinking of so cruel a fate,
Perhaps rejoiced to feel her father's kindness.
Daughter ... just that name, its holy rights,
Her youth, my blood, that's not what I bewail.
It is a thousand virtues, mutual bonds,
And her regard for me, my love for her,
Respect that nothing in her heart can match,
And which I promised better to reward.
O Heaven, I'll not believe your justice can
Approve the fury of this sacrifice.
No doubt your oracles have wished to test me,
And if I dare the deed you'll punish me.
I chose you, Arcas, for this confidence,
And you must show your prudence and your zeal.
The Queen in Sparta learned to give you trust
And placed you in my closest household here.
Now take this letter, speed to meet the Queen,
Make haste non-stop towards Mycenae's gates,
And when you see her, make her stop her journey.
Give her this note that I have written here.
Take a trusty guide, don't lose your way,
For if my daughter once sets foot in Aulis
She's dead. Calchas awaits her in this place,
And he'll ignore our tears, the Gods will speak,
And our religion, most enraged at us,
Is all these timid Greeks will listen to.
All those embittered by my glory will
Restart their intrigues and ambitious wiles,
And maybe curb my power that they resent ...
I tell you, go, and save her from my weakness.
But most of all take care to be discreet
And don't betray to her my baleful secret.
Let my daughter never be undeceived
And know the danger I exposed her to.
Save me from a furious mother's cries,
And let your voice agree with what I write.
To make my child and offended wife go back
I've written that Achilles changed his mind,
That now he wants to put this marriage off
'Til his return, despite his urgent love.
You may then add - the coldness of Achilles
Is blamed by some on that young Eriphile
Whom he brought back from Lesbos as a captive
And who's now held in Argos with my daughter.
That's enough for them; the rest stays secret.
Dawn is breaking now, we see the light;
There's someone coming, I can hear a noise.
It's Achilles. Go now. God! Ulysses too.

Trans. copyright © Brian Cole 2003

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