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C'était un très vieux cimetière, abandonné. Il n'y |
avait plus que quelques pierres survivant, comme si les tombes mouraient également. Or les tombes
qui meurent ainsi, à leur tour, audessus des morts, c'est de la tristesse encore plus triste.
C'est comme des larmes délayées dans de la pluie.
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Çà et là, parmi l'herbe compacte, quelques dalles |
funéraires avaient réchappé. Mais si usées, si âgées!
Elles avaient perdu leur
inscription, telles des aïeules perdent la mémoire.
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Il y en avait trois surtout, assez voisines. Elles |
étaient tout à fait pareilles. Il semblait qu'elles furent faites pour trois soeurs.
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Mais l'une cédait déjà, chavirait presque dans le |
gazon.
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Les deux autres pierres demeuraient fixes et |
droites, l'air d'être chacune le battant d'une porte qui n'ouvrait pas encore sur le néant total,
sur un cadavre tout à fait désagrégé.
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La pierre chancelante, au contraire, semblait |
indiquer une fin plus définitive et que le mort s'était tout restitué à la terre qui,
en effet, se bossuait à cette place, s'était gonflée, comme accrue du volume exact d'un
corps et enrichie par la décomposition nourricière.
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Mais c'était désolant de penser qu'une des trois |
soeurs était plus morte.
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Ce qui confirmait cette impression, c'est qu'un |
Papillon voletait sur la tombe plus ruinée. Il était blanc et noir, couleur du convoi des vierges.
Il s'attardait, d'un vol indécis, comme ébloui d'être enfin libre, et seul dans l'air nu.
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Sans doute qu'il était né de cette sépulture, tant il |
semblait devoir s'en séparer avec peine.
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Était-ce l'âme elle-même, libérée seulement à |
cette minute? L'âme ne cohabite-t-elle pas avec le corps plus longtemps qu'on ne l'imagine?
Est-ce que'elle n'est pas inhumée avec lui? Est-ce quelle ne continue pas, invisible, à tisser
les toiles d'araignée du rêve dans le sommeil de la mort comme dans le sommeil de la nuit?
Peut-être qu'elle aussi descend au tombeau; qu'elle s'obstine dans le cadavre comme en un navire
qui fait eau, et ne le quitte que bien plus tard, à la dernière extrémité, quand enfin toute
chair est dissoute, toute matière est transsubstantiée, et que seuls les ossements survécus
sont de trop vaines épaves? ...
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Ce moment-là sans doute s'accomplissait pour la |
vierge enterrée sous la pierre qui chavire. Alors le Papillon blanc était son âme
elle-même,
en partance, mais en suspens un peu, et s'attardant à des ressouvenances, au-dessus de la terre
qui avait pris la forme du corps annulé.
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Dans le vieux cimetière abandonné, il y avait |
aussi une grande sépulture contre le mur d'enceinte, un sarcophage massif et presque déjà fruste.
Les noms et les dates y avaient dépéri et péri à leur tour. C!était comme la mort
elle-même effacée
par la mort ... Les pierres redevenaient naturelles. Destin bref de ces pierres qui avaient eu, un
moment, leur identité, ainsi que le défunt lui-même. Elles avaient été un tombeau,
et un tombeau
riche orné de couronnes, admiré, dans la foule obscure des caveaux et des croix humbles dont les
bras ont un air de mendier.
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Le sarcophage, longtemps, régna. |
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Maintenant il redevenait de la pierre | impersonnelle, un minéral sans but. Seule une Urne,
à côté, survivait dans l'intégrité de sa forme.
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Il semblait qu'elle fût l'âme de ce corps de pierre, |
émanée de lui comme le Papillon blanc avait émané du corps de chair.
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Avec ses courbes elle avait presque un |
envolement. Elle était ce que la pierre peut réaliser de plus délié, de plus ailé.
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Urne aérienne, on aurait dit que vraiment elle |
planait, un moment aussi, au-dessus du grand sarcophage dont elle fit partie, grise comme lui,
et qu'elle quittait enfin, puisqu'il cessait d'être lui-même et apparaissait déjà
plutôt de la
pierre anonyme qu'un tombeau.
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Les quelques dalles survivantes, fichées en terre |
comme des ancres, se tenaient hautes et droites parmi l'herbe pâle.
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D'être négligée et abandonnée à elle-même, cette |
herbe se décolorait, s'emmêlait avec l'embrouillamini des cheveux d'une morte qu'on ne peigne plus.
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Dans ce désordre de la végétation, les pierres |
funéraires surgissaient d'autant plus inexorables, géométriques. Rien ne les influençait.
Le vent des tempêtes d'octobre lui-même s'y cassait comme à un battant de la porte de
l'Éternité.
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Seul le soleil déjouait leur impassibilité car, |
malgré elles, leur ombre variait, tournait autour d'elles. Selon la projection, tantôt la fosse
était à l'ombre, et tantôt elle était au soleil. Lumière et ténèbre
intermittentes! Un poêle noir
sur la fosse, puis soudain un poêle d'or! Et c'était comme si le mort avait tour à tour
ouvert et
fermé les yeux.
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Le vieux cimetière s'est dénudé, une à une, de |
toutes ses tombes.
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Il n'y a plus qu'une immense herbe livide, dont la |
pâleur avère encore l'ancienne destination. Nul ne veut du terrain triste et n'a souci d'asseoir
sa maison parmi des souvenirs d'ossements. L'enclos a trop appartenu à la mort pour se réconcilier
avec la vie.
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Or, parmi cette solitude vide, à la place même où |
s'érigeaient les trois dalles debout, qui étaient jumelles et toutes voisines, il a poussé,
on ne sait comment, un vaste Lis.
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Il s'érige, d'un blanc de neige et de linges, au- |
dessus du gazon, comme la coupe du Silence ... Sans doute qu'il a copié, pour avoir ces
bords arrondis, ces molles inflexions, l'Urne de pierre qui a disparu, mais revit en lui.
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D'autre part il a pris sa blancheur mate de pastel |
au Papillon qui, lui aussi, a disparu, mais revit en lui.
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Éternelles métempsycoses! |
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Il est à la fois l'Urne qui apparaissait l'âme du |
corps de pierre que fut le sarcophage, et le Papillon qui apparaissait l'âme du corps de
chair enterré dans la fosse. Il a la forme de l'Urne. Il a la couleur du Papillon.
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Lis évasé et blanc, qui résume le cimetière aboli! |
Lis qui sort des tombes, mais qui atteste la vie! Car, germé à la place même où furent
les morts aux pierres jumelles, il se déplie, il s'ouvre comme un grand sexe vierge, ô Lis
presque charnel, qui proclame la force invincible de la matière et la fécondité chimique
de la mort.
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It was a very old graveyard and had been abandoned. |
There were little more than a few headstones still standing,
as if the graves themselves had also perished. As in their turn the graves die out above the dead,
a dejection still more sorrowful persists like tears spun in rain.
| Here and there amongst the dense grass, a few more |
grave slabs show through. But so worn, so ancient! They have lost their inscription as an old grandmother
her memory.
| In particular there are three next to one another, exactly |
alike. It seems they were destined for three sisters.
| But one has already given up, keeling over into the |
grass.
| The two remaining stones remain upright and steadfast, |
giving the impression that each hammers on a door which merely opens onto absolute
nothingness, above an utterly mouldered corpse.
| The inclining stone on the other hand would seem to |
signal a more definite ending, that death might be restored to the earth, which is indeed bruised and
swollen there as if burgeoned by the exact space taken by a body and enriched by the nourishment of
decomposition.
| But it was saddening to reflect that one of the three |
sisters was 'yet more dead'.
| What confirmed this impression was a butterfly |
fluttering about the more degraded tomb. It was white and black, the colour of the procession of
virgins. It lingered with an uncertain flutter, as if dazzled to be finally free and solitary
in the naked air.
| Doubtless it was born in this particular tomb, which |
was why it seemed able to leave it only under duress.
| Was this the soul itself, only liberated at that moment? |
Does the soul remain with the body much longer than one imagines? Is the one interred along
with the other? Does it not endure, invisible, to spin the spiders web of dream in the slumber
of death as in the slumber of night? Perhaps it too descends into the grave, clings stubbornly
to the corpse like a ship to water, and only departs later, at the last moment, when finally
all the flesh has dissolved, all matter is trans?substantiated and only the futile wreckage of the
bones is left? ...
| That moment then was the fulfillment of the interred |
virgin beneath her leaning stone. So, the white butterfly was her soul departing, yet still
suspended and lingering over memories, above the clay which had appropriated the form of the extinct body.
| In the old abandoned graveyard, there is also a great |
tomb set against the surrounding wall, a massive sarcophagus already virtually barren. The
names and dates have wasted away and perished one by one, as if death itself was obliterated by death ...
The stones return to their natural state. Brief destiny for these stones that acquire for a time their
identity just as they do their passing. They were tombs once, richly embellished with crowns,
they were marveled at in the anonymous throng of tombs and humble crosses, whose outstretched
arms recall those of a beggar.
| For a long time the sarcophagus prevailed. |
| Now it is restored to an impersonal stone, a frivolous |
mineral. Only an urn, at its side, endures in the integrity of its form.
| It was as if the soul of this body of stone had
emerged
| from it like the white butterfly from its body of flesh and bone.
| Curvilinear, it seemed almost to be taking off. |
This was the most agile and aerial object realised from stone.
| An airborne urn, you would think it really was hovering |
there for a moment above the mighty sarcophagus of which it was but a part, likewise grey in colour, and that at long last was taking its leave, ceasing to be itself, and already seeming more like an anonymous stone than that of the tomb.
| The few surviving headstones, embedded in the earth |
like anchors, stood erect and tall amongst the jaded grass.
| Forsaken and left to itself, the grass was fading, tangled |
up with the jumble of hair belonging to the dead, hair that was no longer combed.
| In this disorder of vegetation, the gravestones loom up, |
unyielding, geometric. Nothing could disturb them. Even the winds of the October storms are impotent,
as if merely pounding on the door of eternity.
| The sun alone thwarted their impassiveness; as, in spite |
of them, their shadow varied, moving around them. According to the sun's position the grave was
sometimes in shadow and sometimes in sunlight. The interlude of light and dark! A pall of darkness
over the grave then suddenly one of golden light! As if death had in turn opened and closed its eyes.
| The old graveyard was denuded, one by one, of all its
| graves.
| Nothing now remains but a vast livid lawn, whose |
ashen pallor recalls the older destination. None cares for such a dejected plot and has
no wish to site their home upon the recollections of bones. Death has proved too obstinate
an owner to allow this fold to be reconciled with life.
| Now in the midst of this empty solitude at the place |
where the three standing headstones are, for those sisters side by side, somehow a beautiful
lily shows through.
| It rises up, white as snow or linen, above the grassy |
tussocks, like the cup of silence ... to display those rounded edges, this languid nodding,
doubtless influenced by the stone urn that vanished, but is seen once more here in the bloom.
| Or perhaps it has taken its dull pastel whiteness from |
the butterfly which also vanished and yet is seen in the flower.
| At the same time it's the urn which seemed to be |
the body of stone that was the sarchophagus, and the butterfly which appeared to be the soul
of the interred body. It has the form of the urn and the colour of the butterfly.
| Bell-like white lily, that typifies the fallen |
graveyard! Lily that rises from the grave, but signifies life! As, sprouting from the place where
the three dead sisters lie, it unfurls, opens out like one great unviolated sex, this lily
verging on the carnal, flower that proclaims the invincible force of matter and the chemical
fecundity of death.
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